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LE MÊME CHEMIN, en sens inverse. Il appela l’ascenseur, laissant une empreinte de sueur sur l’inox. Une seconde. Deux secondes. Trois secondes… Chaque bruit lui paraissait amplifié. Toux lointaines des convoqués. Rouages du mécanisme. Claquement d’une porte vitrée… Et en même temps tout bourdonnait comme au fond de l’eau.
L’ascenseur n’arrivait pas. Il fut tenté de descendre à pied mais il ne savait pas où se trouvait la cage d’escalier. Les parois s’ouvrirent. Trois hommes en jaillirent. Janusz s’écarta, serrant malgré lui son cartable contre son torse. Les types ne lui accordèrent pas un regard. Il plongea dans la cabine et expira de toutes ses forces. Il brûlait de partout. Il retira son imper et le plia sur son avant-bras.
Rez-de-chaussée. Les armatures rouges du plafond lui parurent plus basses, plus dangereuses. Les fonctionnaires, juges, avocats, revenaient de déjeuner. La foule s’épaississait dans la salle des pas perdus. Janusz se souvint, in extremis, d’un détail : l’entrée de la rue de Grignan fonctionnait dans un seul sens. Tout le monde sortait par la rue Joseph-Autran.
Il bifurqua et se cogna à une escouade de flics. Il s’excusa d’une voix étranglée. Personne ne prêta attention à lui. Cinquante mètres à parcourir. Maintenant, la menace sourdait du sol. Il marchait sur un champ de mines. D’un instant à l’autre, la situation allait lui péter à la gueule. Les caméras de sécurité l’avaient repéré. Le tribunal était bouclé. Les flics cernaient les lieux…
Il balaya ces pensées et se força à détendre son bras afin de porter son cartable comme tout le monde, le long de sa jambe. Vingt mètres. Le brouhaha autour de lui ne cessait de s’amplifier. Dix mètres. Il allait réussir. Avec le dossier d’instruction du crime d’Icare dans son cartable. Une nouvelle fois, il triomphait. Une nouvelle fois…
Il n’eut que le temps de braquer vers la gauche. À travers les reflets du sas, Anaïs Chatelet rentrait dans le TGI, accompagnée d’une brune en tailleur – sans doute Pascale Andreu. Perdu, il repartit en sens inverse. Il marchait vers le centre de la salle quand il entendit, distinctement, sa voix :
— MATHIAS !
Malgré lui, il lança un regard par-dessus son épaule. Anaïs se précipitait, franchissant le détecteur de métaux, déclenchant la sonnerie d’alarme, brandissant en même temps sa carte de flic à l’intention des vigiles.
Janusz pivota à nouveau, s’efforçant de ne pas accélérer le pas. Son costard noir, son imper, son cartable feraient le reste. Il pouvait se noyer dans la masse. Il pouvait atteindre une autre issue…
La voix d’Anaïs s’éleva sous le treillis de fer :
— Arrêtez-le ! L’homme en noir ! Bloquez-le !
Il ne marqua aucune réaction. Tous les hommes autour de lui étaient vêtus d’un costume sombre. Tous se regardaient mutuellement, traquant des signes de panique chez l’autre. Janusz les imita afin d’être, exactement, comme eux. Loin, très loin, à la périphérie de son champ de vision, il aperçut un type en uniforme qui se précipitait, portant la main à son arme.
Anaïs hurla encore.
— L’HOMME EN NOIR ! AVEC UN IMPER SUR LE BRAS !
En un geste réflexe, Janusz plia deux fois son trench-coat et le coinça sous son bras. Tout frémissait autour de lui. Des hommes couraient, criaient. Les armatures rouges s’abaissaient. Le sol chavirait. Le brouhaha le submergeait.
— ARRÊTEZ-LE !
Les flics braquaient maintenant leur calibre au hasard. Des visiteurs, ayant aperçu les armes, se jetaient à terre, hurlant, couvrant la voix d’Anaïs. Janusz marchait toujours, lançant des coups d’œil paniqués autour de lui, comme les autres. Une issue. Il devait trouver une issue…
Malgré lui, il jeta encore un regard derrière lui. Anaïs avançait au pas de course, ses deux mains nouées sur son calibre – braqué sur lui. Il eut une pensée transversale. Absurde. Il n’avait jamais rien vu d’aussi sexy.
Une sortie de secours, juste à sa gauche.
Il se précipita.
Il appuyait sur la barre de rotation quand il l’entendit hurler, sans doute à l’intention de flics non loin de là :
— Derrière vous ! LA PORTE ! DERRIÈRE VOUS !
Janusz était déjà de l’autre côté. D’un coup de pied, il poussa une barre oblique et condamna le battant antipanique. Il ne restait plus qu’à courir. Il se trouvait dans les bâtiments secondaires du TGI. Un couloir de ciment nu éclairé par des veilleuses. Un angle. Un nouveau couloir. Sa conscience était disséminée, pulvérisée aux quatre coins de l’univers.
Son seul point de gravité était une image. Qui revenait lui cogner le crâne à contretemps de sa course. Anaïs Chatelet. Ses mains blanches serrées sur la crosse de l’automatique. Le déhanchement souple et rapide de sa taille. Une machine de guerre. Une machine qu’il désirait.
Devant lui, une autre porte coup-de-poing. Il allait l’atteindre quand il entra en collision avec un homme jailli de nulle part. Il y eut deux secondes d’hésitation puis la gueule d’une arme devant ses yeux.
— Bouge plus !
Janusz s’immobilisa, les paupières brûlées de larmes. Il vit un uniforme, un visage indistinct, des gestes confus. Son regard implora en silence : « Laissez-moi partir… je vous en supplie… »
Sa lucidité revint d’un coup. Il comprit que les gestes du vigile ne formaient pas un ensemble cohérent. Le gars était aussi stupéfait que lui. Il tentait, dans le même mouvement, de le braquer et d’utiliser sa VHF. Et il ne s’en sortait pas.
L’instant suivant, c’était son visage à lui qui suppliait. Janusz avait lâché son cartable, attrapé son Eickhorn et plaqué le flic contre le mur. Il enfonçait maintenant son couteau dans sa gorge.
— Lâche ton arme.
Le bruit du calibre sur le sol acheva sa phrase. Aucune résistance. Sans relâcher son emprise, il fouilla la ceinture du flic de la main gauche. Arracha la VHF puis la fourra dans sa poche de veste. Il se baissa et attrapa le flingue, tout en rengainant son couteau. Alors seulement, il se recula et envisagea l’ennemi – des menottes brillaient à sa ceinture, glissées dans un étui à agrafes.
— À genoux.
L’homme ne bougeait pas. Janusz changea de main et enfonça l’automatique dans la gorge du vigile. Une sorte de sixième sens lui souffla que le pistolet n’était pas armé. Il tira la culasse afin de faire monter une balle dans la chambre.
— Sur le ventre. Je te jure que je déconne pas.
L’autre s’affaissa sans un mot.
— Les mains dans le dos.
Le planton s’exécuta. Janusz attrapa les menottes de la main gauche. Il enserra un des poignets du gars et fit claquer le bracelet. Il fut surpris par la fluidité du mécanisme. Il saisit le deuxième poignet et l’entrava.
— Où sont les clés ?
— Les… quoi ?
— Les clés des menottes.
L’homme nia de la tête :
— On s’en sert jamais…
Il le gifla avec son arme. Du sang gicla. Le type se recroquevilla contre le mur et balbutia :
— Dans… dans ma poche gauche.
Janusz les récupéra. Il frappa encore le gars sur la nuque. Il espérait l’assommer mais à l’évidence, ce n’était pas si facile. Il évalua le temps de réaction de sa victime, à peine groggy. Les mains entravées dans le dos, blessé, perdu dans ce couloir bloqué, il mettrait au moins cinq bonnes minutes à trouver du secours.
Il ramassa son imper, son cartable. Sans réfléchir, il glissa l’arme dans son dos, cognant au passage son Eickhorn. Ce n’était plus une ceinture mais un arsenal. Le planton, toujours à terre, l’observait, apeuré. Janusz fit mine de le frapper encore. Le flic rentra la tête dans les épaules.
Le temps qu’il effectue ce mouvement, Janusz avait tourné les talons. Il fuyait à toutes jambes en quête d’une sortie. Il sentait la ferraille s’enfoncer dans ses vertèbres. La sensation était grisante.
Il savait maintenant qu’il sauverait sa peau.
De n’importe quelle façon.